Le Conseil supérieur de l’éducation aux médias a sélectionné une quarantaine de productions cinématographiques de qualité traitant chacune d’un des aspects du « mieux vivre et agir ensemble ». Vecteur d’émotions, le 7èmeArt est un outil intéressant à plus d’un titre pour faire monter la parole et engager une réflexion citoyenne.

7èmeArt - vecteur d'émotions

Les événements tragiques du début de l’année 2015 et l’intensification de la « crise migratoire » que nous vivons aujourd’hui ont mis en lumière la nécessité de sensibiliser les enfants et les jeunes aux valeurs démocratiques, à la liberté d’expression et aux nécessaires bonnes pratiques de la solidarité citoyenne dans une optique de « mieux vivre et agir ensemble ». Plusieurs approches médiatiques sont envisagées pour développer la citoyenneté responsable et engager le débat en classe, en famille, dans les centres et  mouvements de jeunesse, parmi lesquelles, l’éducation au cinéma.

Vecteur d’émotions, le 7èmeArt est un outil intéressant à plus d’un titre pour faire monter la parole et engager une réflexion citoyenne. C’est la raison pour laquelle le Conseil supérieur de l’éducation aux médias a sélectionné une vingtaine de productions cinématographiques de qualité traitant chacune d’un des aspects du « mieux vivre et agir ensemble ». Fictions, documentaires, films d’animation, courts et longs métrages abordent ainsi des thèmes aussi variés que la place de la femme dans la société, l’exclusion sociale, l’immigration, le respect des différences, le handicap, le radicalisme, la tolérance, la liberté d’expression, la diversité culturelle, la solidarité, l’amitié, etc.

Afin de vous aider dans votre choix, ces films ont été classés en fonction de l’âge des publics visés : dès 3 ans jusque 18 ans et au-delà. Ils font chacun l’objet d’une fiche descriptive complète comprenant, notamment, le résumé de l’intrigue, où et comment se procurer l’œuvre, des pistes d’exploitation pédagogique et des ressources pour alimenter la démarche.

En outre, vous trouverez un vade-mecum sur l’utilisation du film dans une démarche éducative en préambule à ces fiches.

Bonne découverte et bon travail !

Le cinéma, outil d’éducation au "vivre ensemble"

L’éducation à la démocratie et au «vivre ensemble» fait incontestablement partie des missions de notre système éducatif et scolaire. Et, parmi les instruments susceptibles d’être utilisés dans cette perspective, le cinéma représente pour beaucoup un média séduisant, facilement accessible, susceptible de provoquer le débat et la réflexion, tout en ayant un fort impact émotionnel. Comment cependant utiliser un tel outil notamment en situation scolaire ? Quel film choisir ? Que faut-il en retenir précisément ? Sur quels aspects plus particuliers doit-on mener la réflexion ? Et comment conduire une discussion constructive à ce propos sans tomber dans le «dialogue de sourds» ? Enfin, quelle place spécifique accorder au cinéma lorsqu’on aborde une thématique plus large comme le «vivre ensemble» ?

Même si - on s’en rend bien compte - il n’est pas possible de répondre de façon complète et définitive à toutes ces questions, l’on souhaite tracer ici quelques pistes à ce propos. De façon plus large, on réfléchira à la meilleure manière d’aborder avec un jeune public la thématique d’un film dans une perspective éducative.

Éducation et enseignement

Avant de réfléchir à l’utilisation spécifique du cinéma en situation scolaire, il faut mettre l’accent sur la différence entre l’enseignement et l’éducation. L’enseignement vise de façon générale à transmettre aux élèves de multiples savoirs et à leur faire acquérir différentes compétences cognitives. L’éducation en revanche a un objectif plus large et vise à modifier les valeurs, les croyances, les attitudes et en dernière instance les comportements : l’éducation à la santé par exemple ne consiste pas seulement à expliquer que le tabac est néfaste - ce que tout le monde sait aujourd’hui - mais vise à modifier l’image de la cigarette (valorisée aujourd’hui de façon indirecte et souvent sournoise par les cigarettiers), à faire prendre conscience des risques pris par les fumeurs (qui très généralement les minimisent) et enfin à diminuer la consommation générale de tabac dans la population.

Cet exemple permet de comprendre immédiatement que l’action éducative a des effets nécessairement partiels et limités : alors que l’enseignant vise à transmettre ou à faire acquérir des savoirs ou des compétences cognitives à l’ensemble de ses élèves avec un nombre limité d’échecs, l’éducateur ne peut espérer convaincre qu’une fraction du public auquel il s’adresse. Non seulement il doit s’attendre à rencontrer des résistances chez un certain nombre de personnes, mais il peut même dans certains cas produire l’effet inverse de celui escompté, ce qu’on appelle communément des «effets pervers» : on sait par exemple que les mises en garde contre les «drogues» illicites suscitent - même s’il s’agit de réactions minoritaires - une fascination pour l’interdit ou le danger.

L’éducation à la démocratie, au «vivre ensemble» n’échappe pas à ces difficultés. Les valeurs démocratiques ont sans doute une visée universelle, mais cela ne suffit pas à les faire partager par tous comme l’histoire du XXe siècle en témoigne largement avec les tentations totalitaires (nazisme, fascisme, communisme…) qui se sont exercées sur de larges fractions de l’opinion publique. Le racisme, le fanatisme, l’extrémisme sont susceptibles d’exercer sur les esprits une forte fascination pour des raisons qui sont souvent enfouies profondément (sentiment de frustration, d’humiliation, désir de puissance, de revanche, volonté de se distinguer, de s’affirmer…) et qu’une action éducative limitée à une discussion d’une ou deux heures peut difficilement expliciter et encore moins modifier.

En outre, l’éducateur se retrouve fortement engagé dans ces interactions, d’abord parce qu’il se trouve nécessairement en position de défendre certaines valeurs (la démocratie, le «vivre ensemble»…) tout en en combattant d’autres (le racisme, l’intolérance, le dogmatisme…), ensuite parce sa personne même se trouve prise dans des relations complexes avec ses interlocuteurs : par désir de choquer, un élève peut ainsi facilement s’opposer à un enseignant vis–à-vis duquel il ressent une animosité quelconque, et défendre des thèses provocantes auxquelles il n’adhère en réalité que faiblement…

Toute action éducative est donc risquée, et l’on sait que certains enseignants préfèrent éviter des sujets «sensibles» (comme le conflit israélo-palestinien) car ils craignent de susciter des réactions hostiles, radicales et difficilement maîtrisables. Si l’on peut comprendre de telles réactions, elles sont néanmoins dommageables dans la mesure où elles conduisent à éviter la discussion, à renoncer à l’échange d’idées et à la réflexion, qui sont pourtant les fondements mêmes de la démocratie.

On retiendra donc trois conseils importants pour toute action éducative :

  • Les effets de l’intervention seront nécessairement limités, et l’éducateur doit s’attendre à certaines oppositions irréductibles : ces résistances - qui peuvent d’ailleurs être en partie légitimes - ne doivent pas amener à conclure à l’échec de l’action éducative. Pour être efficace, une telle action doit être répétée, ouverte au dialogue, abordant de multiples situations contrastées et prenant en compte la diversité des objections. Néanmoins, même dans une telle perspective à long terme, il serait naïf de prétendre transformer profondément les valeurs, attitudes et comportements de tous les individus.

  • L’éducateur doit être conscient des différents phénomènes de dynamique de groupe - comme la position d’autorité, assumée ou non par l’éducateur, la présence de certains leaders d’opinion, la crainte pour d’autres de s’affirmer, les conflits «personnels» qui prennent la forme de conflits d’idées… -, et il doit en particulier se méfier de ses propres réactions et éviter de se laisser déborder par certaines émotions : la colère, le mépris, la provocation, l’humour mal compris1  risquent de déconsidérer la personne même de l’éducateur et de susciter des réactions négatives aussi fortes et aussi émotionnelles.

  • Même si c’est une évidence, il faut préparer l’action éducative, prévoir des argumentations, proposer certaines distinctions ou clarifications conceptuelles, récolter un maximum d’informations sur les situations susceptibles d’être évoquées, anticiper certaines objections possibles. Différentes techniques de débat philosophique permettent en outre de mettre à distance certains sujets «brûlants» comme le fait de demander à certains intervenants de se faire les défenseurs d’une cause qui n’est pas la leur (ce qui permet d’écouter avec plus de calme les arguments des uns et des autres).

Cinéma et éducation

Dans une telle perspective éducative, quelle peut être la place du cinéma ? Quel rôle doit–on donner à la vision éventuelle d’un film qui traite, directement ou indirectement, de la question du «vivre ensemble» ? Le cinéma a-t-il d’ailleurs une finalité éducative et peut-on l’utiliser dans une telle perspective sans méconnaître sa véritable nature ?  

Quelques remarques sont indispensables à ce propos.

D’abord, même si cela peut paraître évident, il faut remarquer que le cinéma ne sert pas à faire la leçon ni à donner des leçons. Il ne donne pas non plus de bons exemples ni ne condamne les «mauvais sujets» ou les «mauvais comportements». Il y a sans doute des films à thèse, des films «engagés» ou défendant un point de vue politique, social, moral, éthique… Mais, même dans de tels cas, on ne peut pas confondre un film - documentaire ou fiction - avec un argumentaire philosophique ou idéologique, notamment parce que le cinéma, dans sa plus grande part, met en scène des individus singuliers, des situations particulières, des histoires uniques… Dès lors se pose la question du passage des événements représentés à un propos supposé plus général, valide en d’autres temps et en d’autres lieux. Si un film montre des choses - admirables ou scandaleuses, appréciables ou révoltantes -, il ne démontre pas de façon discursive, posant question aux spectateurs et leur laissant toujours une marge d’interprétation. Dans une perspective éducative, il faut dès lors considérer le cinéma comme créant un espace de dialogue avec les spectateurs : il découvre sans doute une part de réalité, mais le sens de cette réalité, la portée plus ou moins générale des événements représentés, les valeurs qui peuvent éventuellement s’en dégager sont rarement évidents et doivent plutôt susciter le questionnement et la réflexion. Quelle réalité montre le film ? Sous quel angle la montre-t-il ? Quels aspects privilégie-t-il ? De quelle manière montre-t-il cette réalité ? Le film se contente-t-il de représenter la réalité (ou une part de la réalité) de façon plus ou moins distanciée ou bien défend-il un propos, une thèse, des personnages ?  

Ces quelques questions permettent de souligner un important conseil éducatif en matière de cinéma : le film ne doit pas être utilisé comme un simple prétexte pour parler de choses qui le dépassent ou qu’il illustrerait simplement. Il faut au contraire considérer le film comme un interlocuteur à part entière. Sans doute, il est rare que cet interlocuteur - le cinéaste, l’auteur du film - apparaisse en tant que tel à l’écran (ou qu’on entende sa voix dans la bande-son), mais c’est précisément parce que sa présence n’est pas explicite qu’il faut interpréter de façon réflexive ses intentions : face aux visions simplifiées sinon simplistes de nombreux spectateurs, il faut insister sur le caractère hypothétique de nos interprétations du propos filmique (au sens le plus large) qui, dans les réalisations les meilleures, est souvent complexe, nuancé, ambigu parfois, problématique le plus souvent. Ainsi, la représentation du mal au cinéma - violence, terrorisme, dictature, racisme, criminalité… - n’implique évidemment pas que l’auteur du film en fasse l’apologie mais cela ne signifie pas non plus qu’il se contente de le dénoncer : il peut le montrer de façon neutre ou distanciée, en rechercher éventuellement les différentes causes, porter à son endroit un regard moral ou au contraire interrogatif, en donner une explication simple ou bien complexe et multiple, le mettre en scène comme une réalité présente ou comme une simple menace future, comme un fait exceptionnel ou comme un comportement beaucoup plus largement partagé… Un film pose nécessairement question, et le premier objet de la réflexion après la projection doit bien être le film lui-même, son propos, sa portée, les intentions plus ou moins implicites de son auteur, sa forme aussi dans la mesure où celle-ci influe nécessairement son sens.

L’éducateur évitera cependant de se poser en «défenseur» du film, même si, comme c’est souvent le cas en situation scolaire, c’est lui le responsable du choix de ce film qu’il estimera généralement de «qualité». Les spectateurs peuvent en effet avoir des raisons multiples et diverses d’apprécier ou au contraire de détester un film, raisons qui ne relèvent pas seulement des «idées» ou des «valeurs» mais qui peuvent être motivées par bien d’autres aspects comme la sympathie pour certains acteurs ou l’esthétique filmique au sens le plus large du terme. En outre, dans la dynamique d’un groupe, l’intérêt de choisir un film comme objet de réflexion et de discussion est précisément qu’il pourra servir de médiation, de «tiers» entre l’éducateur et les personnes que vise son action.  Il permet d’éviter la confrontation directe des opinions entre les uns et les autres (entre élèves et éducateur, mais également entre élèves eux-mêmes). Cela ne signifie pas que l’éducateur ne puisse pas donner son avis sur le film ou attirer l’attention des jeunes spectateurs sur certains éléments ou certains aspects qu’ils auraient négligés ; mais le film lui-même reste son meilleur «défenseur», et il «encaissera» certainement mieux les attaques éventuelles que la personne même de l’éducateur. Celui-ci devra au contraire insister sur le fait que le film ne dit pas la Vérité ni n’incarne le Bien mais qu’il traduit d’abord un point de vue sur la réalité, point de vue qui a certainement sa légitimité mais qui mérite aussi d’être discuté, nuancé, contesté parfois.

Le choix des films

En fonction de leurs différents objectifs, beaucoup d’éducateurs sont à la recherche de titres susceptibles d’illustrer l’une ou l’autre problématique, par exemple un film «sur» le terrorisme, «sur» la drogue, «sur» l’adolescence, «sur» le racisme, «sur» le handicap… et ils trouvent rarement ce qu’ils cherchent ! On l’a dit, un film ne fait pas la «leçon» et il ne se contente pas de mettre en images une thèse aussi sympathique ou pertinente soit-elle : il met en scène des individus (dans un documentaire), des personnages (dans une fiction) de façon concrète avec leurs multiples visages, leurs différents intérêts, désirs, hésitations, histoires et ambitions… Un jeune n’est pas nécessairement représentatif de la «jeunesse», c’est aussi une fille ou un garçon, un étudiant ou un chômeur, une personne en conflit avec sa famille ou avec la société environnante, un être sociable ou au contraire solitaire… et la force du cinéma (comme de la littérature), c’est de pouvoir faire partager le vécu de cet individu, à la fois singulier et complexe, avec des spectateurs qui ne lui ressemblent pas nécessairement, qui sont et qui se sentent différents de lui mais qui peuvent partager avec lui pendant une ou deux heures de projection des idées, des sentiments, des émotions, des situations, des conflits, aussi éloignés puissent-ils paraître de prime abord.

Si l’on peut donc donner un conseil en matière de choix de films dans un cadre éducatif, c’est de privilégier des films dont l’ambition est avant tout de mettre en scène des individus, personnes ou personnages,  dans leur singularité, complexité, ambivalence, contradictions, dans ce qui les distingue précisément des autres individus : ce choix devrait alors favoriser une discussion et une réflexion centrées d’abord sur les personnes plutôt que sur des idées plus ou moins abstraites et désincarnées (même si bien sûr celles-ci pourront être abordées dans un second temps). C’est certainement avec de tels films que le cinéma pourra au mieux jouer son rôle de médiation dans le débat.

Quelques outils

Comment cependant parler d’un film ? Comme l’analyser dans une perspective éducative ? Quels aspects privilégier si l’objectif n’est pas une analyse strictement cinématographique ? Comment éviter précisément que le film ne soit qu’un prétexte à une discussion générale ? Comment le propos du film - au sens le plus large mais aussi le plus fort du terme - peut-il être dégagé et peut-il alimenter le débat et la réflexion éducative ?

Voici quelques pistes à ce propos. Aucune de ces suggestions ne s’applique sans doute avec la même pertinence à tous les films - tant leur diversité est grande -, mais l’on devrait trouver parmi elles au moins une piste d’analyse pour aborder n’importe quel film.

Le schéma de la communication

L’on connaît le schéma canonique de la communication qui distingue le message - ici le film - l’émetteur et le récepteur, le référent - la réalité dont on parle - le canal ou média et le code - le «langage» cinématographique. D’autres modèles existent plus simples ou plus complexes (on a retenu ici celui célèbre de Roman Jacobson), mais ils doivent d’abord servir à poser des questions sur le film.  

Ainsi, l’émetteur - on l’a signalé - apparaît rarement en tant que tel au cinéma, et il ne doit pas être confondu avec les personnages, même si certains de ceux-ci jouent parfois le rôle de «représentant» de l’auteur. L’émetteur ou, pour simplifier, l’auteur du film occupe un lieu, géographique mais aussi social, et appartient à un temps, une époque précise. Un cinéaste américain à Hollywood dans les années 1950 aura évidemment un autre point de vue qu’un cinéaste taïwanais à l’aube des années 2000. Chaque instance du schéma de la communication peut ainsi faire l’objet d’une analyse similaire, plus ou moins approfondie.

On ne multipliera pas ici les exemples à propos de ce schéma qui, comme tous les schémas, est sans doute simplificateur et doit surtout être utilisé comme un outil de questionnement : qui a fait ce film ? à quelle époque ? dans quel contexte ? quel est le public visé ? de quoi parle le film ? que dit-il de la réalité évoquée ? sous quelle forme ? D’autres outils, qu’on va passer rapidement en revue, permettent d’approfondir ces questions et doivent notamment tenir compte des particularités des films ou des différents genres de films : il n’y a sans doute pas d’instrument d’analyse universel - on n’analyse pas un documentaire comme une fiction, un film en prise de vue réelles et un dessin animé… -, et les différents outils proposés se révéleront plus ou moins pertinents dans l’abord de l’un ou l’autre film.

Fiction/documentaire

La plus grande partie de la production cinématographique relève de la fiction, et les documentaires restent largement minoritaires. Documentaire et fiction ne sont cependant pas «étanches», et il y a des formes ambiguës ou intermédiaires comme les «docu-fictions», les films «réalistes», les films basés sur «une histoire vraie»…

Néanmoins, ces deux grands genres ne peuvent pas être abordés de la même manière. La fiction suppose invention, reconstitution, imagination dans une mesure plus ou moins importante, alors que le documentaire repose sur un pacte de sincérité et de vérité entre l’auteur du film et les spectateurs : on peut mettre en cause un documentaire qui manipulerait les événements ou qui affirmerait des choses fausses, alors que personne évidemment ne reprochera à Orson Welles d’inventer différents épisodes ou détails de la vie du Citizen Kane - par exemple le traîneau sur lequel figure l’inscription «Rosebud» -, même si le film s’inspire lointainement de la personnalité du magnat de la presse Randolf Hearst.

Lorsqu’on aborde une fiction qui traite indirectement de certaines réalités ou de certains aspects de la réalité - et d’une certaine manière toute fiction, même la plus fantastique «parle» de façon médiate de certaines réalités -, il est ainsi intéressant de passer en revue les différents éléments du film comme les personnages mis en scène, les événements racontés, les décors, les circonstances, en se demandant si chacun de ces éléments est jugé par les différents spectateurs comme vrai, vraisemblable, invraisemblable ou faux. Bien entendu, pour répondre objectivement à ces questions, il faut disposer d’informations extérieures (articles de presse, travaux historiques, sociologiques, psychologiques ou autres) qui seules permettront de juger de l’authenticité des éléments considérés. Il est important en tout cas de souligner que la fiction - même si un film n’est jamais entièrement fictionnel - entretient nécessairement un rapport médiat, indirect à la réalité qu’il prétend évoquer. Dans le cas du documentaire, des questions plus spécifiques peuvent se poser, comme l’origine des images (et des sons) utilisés, la définition précise de la réalité filmée - est-ce une réalité circonscrite à un moment, à un lieu, à un individu ou à un petit groupe ? ou le documentaire traite-t-il d’une époque plus large, de grands groupes et de faits multiples dont seuls certains sont effectivement montrés ? -, ou le point de vue adopté par l’auteur du film. Le documentaire, même s’il en a souvent l’apparence ou s’il en a l’ambition, n’est pas nécessairement objectif, et il implique une série de choix - choix du sujet, choix de la manière de filmer, choix du montage… - qui sont nécessairement subjectifs (même s’ils sont partagés par un groupe plus ou moins élargi).

Le propos du film

Une distinction souvent pertinente dans l’analyse filmique, notamment lorsqu’on veut aborder sa dimension thématique est celle entre ce que montre le film (par l’image et le son) et ce qu’il dit, ce qu’on pourrait appeler son propos. La plupart des films montrent des individus particuliers, racontent des histoires singulières, évoquent des événements précis, mais tous ceux-ci servent un propos qui peut être très différent, plus général, indirect et moins défini. Quand le film de Stanley Kubrick, Orange Mécanique (A Clockwork Orange, 1971) évoquait, dans un futur plus ou moins proche, la dérive d’un jeune adolescent hyper-violent soumis ensuite à une rééducation qui ressemblait à du conditionnement mental, il s’agissait sans doute pour le cinéaste de mettre en garde ses contemporains contre des évolutions sociales beaucoup plus larges qu’il percevait dans le monde environnant, et pas seulement de raconter de manière particulièrement sarcastique l’histoire du jeune Alex2  . Bien entendu, le propos du film est rarement explicite, même s’il peut être évident, et doit être reconstruit par les différents spectateurs.

On remarquera que cette distinction est également pertinente dans le cas du documentaire même si le propos filmique y semble parfois explicité, par exemple, par une voix off. Ainsi, Nanouk l’Esquimau, de Robert Flaherty (1922), grand classique du documentaire (même si l’on sait aujourd’hui qu’il a fait l’objet de nombreuses manipulations de la part du cinéaste), met en scène la vie quotidienne d’une famille d’Inuits, mais d’une façon extrêmement lyrique révélant la lutte de l’homme contre une nature hostile, tout en soulignant son adaptation à cet environnement extrême. Le film est ainsi un hommage à tout un peuple - même si l’on ne voyait qu’une famille - que beaucoup considéraient encore alors comme «primitif» dans le sens le plus péjoratif du terme.

Les types de textes

Lorsqu’on s’interroge sur le «propos» du film, celui-ci doit rarement être considéré comme l’équivalent d’un discours ou comme l’énoncé d’une «leçon» de philosophie, de morale ou d’une quelconque sagesse. Dans une perspective analytique, on envisagera plutôt le film comme l’équivalent d’un «texte», c’est-à-dire d’un ensemble sémantique de haut niveau, comparable à un roman (qui comprend des milliers de phrases), à un ouvrage historique ou une pièce de théâtre, ou même à un essai. Différentes typologies (comme celle proposée par Jean-Michel Adam3  ) permettent ainsi de mieux caractériser le «texte» ou le film choisi : si la narration est largement présente dans le cinéma de fiction, on repère néanmoins facilement que certains films se présentent plutôt comme des descriptions, descriptions d’une situation sociale ou politique par exemple ; d’autres ont une ambition plus explicative, par exemple lorsqu’un cinéaste veut rendre compte d’une comportement exceptionnel, étrange ou bizarre ; l’argumentation, même si elle ne prend pas une forme discursive est également présente au cinéma, dans le documentaire et la fiction, lorsqu’il s’agit notamment de mettre en garde contre une évolution en cours dont le film montre les prémisses actuelles et dont il dessine les conséquences possibles (parfois de façon exagérée) ; enfin, le dialogue joue sans doute un rôle aussi important au cinéma qu’au théâtre4.

De façon simplifiée, on se demandera si le film raconte, décrit, explique, argumente (polémique) ou expose des points de vue différents à travers le dialogue des personnages, même si l’on doit toujours considérer qu’un film ne se réduit jamais à un seul type, et qu’il en combine généralement plusieurs avec la dominance éventuelle de l’un ou l’autre d’entre eux.

Le point de vue de l’auteur  

On l’a déjà remarqué : au cinéma, l’auteur est le plus souvent «absent», et il n’apparaît pas à l’écran et on n’entend pas sa voix dans les haut-parleurs : pourtant, même s’il paraît se dérouler tout seul, un film est toujours le fruit d’un travail collectif qu’une personne, l’auteur, le cinéaste, a dirigé et dont il est le responsable moral (au sens le plus fort du terme). Si le propos d’un film nous déplaît parce que nous estimons qu’il est malhonnête, mensonger, injurieux, politiquement ou éthiquement détestable, nous nous retournerons vers l’auteur du film, même s’il est parfois difficile dans les faits de déterminer de qui il s’agit exactement : ainsi, on peut parfois hésiter entre le rédacteur du scénario et le réalisateur qui a seulement adapté à l’écran ce scénario. Mais nous ne doutons pas que le film est le résultat d’une intention et d’une direction d’ensemble. Il est donc intéressant de s’interroger avec les spectateurs sur les intentions - nécessairement hypothétiques - de l’auteur du film, en faisant une claire distinction entre ce que représente le film (personnages, événements, décors…) et le sens que l’auteur leur donne.  

Deux exemples illustrent facilement cette distinction.

Dans un film historique, les événements représentés appartiennent à un passé plus ou moins lointain. En revanche, le cinéaste, son scénariste éventuel mais également tous ceux qui ont participé au processus de réalisation (notamment les producteurs qui ont financé le film) agissent dans le temps présent. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi ils s’intéressent à ces événements anciens, et quel sens ce passé peut avoir aujourd’hui.

De façon similaire, lorsqu’on veut expliquer le comportement plus ou moins problématique d’un personnage, l’on peut soit s’appuyer sur ses motivations que l’on interprétera à partir des différents indices donnés par le film, soit s’interroger sur les choix mêmes du cinéaste : pourquoi a-t-il choisi de représenter un tel comportement ? Veut t-il le valoriser, l’expliquer, le condamner, s’en moquer, le rendre problématique aux yeux des spectateurs ? Et plus largement, pourquoi s’attacher à un personnage héroïque, sympathique ou au contraire étrange ou malfaisant ? On voit immédiatement que les réponses seront, dans l’une ou l’autre perspective, très différentes.

Il est donc souvent pertinent d’interroger le sens que le cinéaste ou réalisateur donne aux événements mis en scène, dans la mesure où la majorité des films nous font spontanément partager le point de vue des personnes ou des personnages représentés.

Un travail réflexif est à chaque fois nécessaire pour prendre conscience de ce niveau «supérieur» et implicite qui est celui de l’auteur du film.

La construction du film

Les outils d’analyse de la construction filmique sont multiples et même très diversifiés selon que l’on s’intéresse plutôt à l’architecture du scénario, à la mise en scène cinématographique, au travail du montage ou même à des questions plus particulières comme l’utilisation des décors, la direction d’acteurs, les dialogues ou la prise de son… Il faut donc renvoyer ici aux multiples ouvrages qui abordent ces différents aspects. Avec un public non-spécialiste, on ne donnera qu’un seul conseil, celui de partir d’une vision d’ensemble du film et de l’impression générale ressentie pas les spectateurs. C’est en fonction de chaque film, de sa singularité, que l’enseignant ou l’animateur devra déterminer les aspects qui sont les plus pertinents à analyser. Ainsi, les décors peuvent sembler dans beaucoup de films n’être qu’une question secondaire, mais ce ne sera certainement pas le cas dans un film de science-fiction ou d’anticipation comme Orange Mécanique déjà évoqué. De la même manière, décrire les relations entre les personnages peut sembler un travail fort technique mais qui sera très révélateur s’il s’agit de montrer les valeurs véhiculées par le film : qui sont les «bons» et qui sont les «méchants» apparaîtra facilement dans un tel diagramme, même dans un film en apparence peu manichéen. Et, dans la même perspective, une question apparemment secondaire comme le choix d’un casting sera significative dans la mesure où l’on sait bien que certains acteurs ou actrices attirent plus facilement la sympathie que d’autres. Les premières impressions exprimées par les spectateurs après la projection sont généralement sommaires et approximatives, mais elles constituent aussi un guide pertinent pour une analyse plus approfondie. Elles révèlent à quels aspects du film ils ont été plus particulièrement sensibles, quels moments notamment les ont le plus touchés, quel type d’émotions ils ont ressenties. À partir de là, il sera possible d’analyser, même de façon limitée, quels sont les éléments filmiques plus précis qui ont participé à cette impression d’ensemble.  

Le film et son contexte

Réalisé en un certain lieu et à une certaine époque, un film prend nécessairement place dans un contexte social et culturel plus large. Mais, traduisant un point de vue, il prend également position par rapport à cet espace qui est traversé par de multiples oppositions, différences, conflits et enjeux contradictoires. C’est évident lorsqu’on considère des films à l’engagement politique ou social explicite comme le Dictateur de Charlie Chaplin (1940), charge satirique contre Hitler et son antisémitisme virulent. Mais tout film, comme d’ailleurs n’importe quel autre type de texte, traduit ou reproduit certaines valeurs, défend ou au contraire critique certaines représentations du monde, met en avant ou efface certains aspects de la réalité, parfois de façon visible, souvent de façon plus implicite et allusive : le passage du temps nous a ainsi révélé combien l’image des Amérindiens véhiculée par les westerns hollywoodiens classiques était stéréotypée,  caricaturale, méprisante et souvent raciste (même si bien sûr certains films font exception), alors que ces partis pris réducteurs n’apparaissaient sans doute pas aux yeux du large public de l’époque. Mais l’on peut penser de la même manière que beaucoup de films reproduisent aujourd’hui le même type de clichés, même si les groupes ou les individus visés sont différents.

Dans une telle perspective, un exercice souvent pertinent consiste à comparer plusieurs «textes», du même genre - par exemple deux films sur une même thématique - ou de nature très différente - un film et un article de sociologie ou d’histoire - pour faire prendre conscience aux participants des différences de points de vue et de la manière d’aborder la réalité. Il ne s’agira pas de prétendre que l’un dit la vérité et que l’autre est mensongé ou biaisé - ainsi, l’on peut penser qu’un ouvrage d’ethnographie apportera des informations plus justes sur les Amérindiens qu’un western hollywoodien - mais de prendre conscience du contexte où s’inscrivent ces «textes» et de la manière dont ils y prennent position : ainsi, les premiers westerns «pro-indiens» comme Flèche brisée de Delmer Daves (Broken Arrow, 1950), La Porte du diable d’Anthony Mann (Devil’s Doorway, 1950) ou encore Les Cheyennes de John Ford (Cheyenne Autumn, en 64) ont sans doute, malgré leurs ambiguïtés, fait évoluer les mentalités aux États-Unis de façon plus importante que des ouvrages ethnographiques, respectables mais lus seulement par des spécialistes.

On remarquera d’ailleurs que le recours à d’autres «textes» est indispensable pour déterminer ce qui est et ce qui n’est pas authentique dans un film de fiction : celui-ci en effet, même s’il fait référence à des normes générales de vraisemblance, met en scène tous les événements de la même manière, qu’ils soient ou non inspirés de faits réels, comme il met sur le même pied personnages historiques et créatures inventées, décors réels et châteaux fabuleux… Un spectateur peu au courant de l’histoire de France aura ainsi bien du mal, à la vision de la Reine Margot de Patrice Chéreau (1994), à distinguer les faits authentiques, attestés par les spécialistes, de ceux qui sont complètement inventés ou présentés de façon biaisée, les personnages véridiques de ceux nés de l’imagination du réalisateur… ou du romancier dont il s’inspire Alexandre Dumas5 . Des informations extérieures sont donc nécessaires pour apprécier la portée véritable d’un film de fiction.

Il ne s’agit d’ailleurs pas tellement de découper de manière minutieuse entre les éléments qui relèveraient seulement de la fiction et ceux qui auraient, dans le même film, une certaine vérité, mais plus largement de comprendre comment ce film évoque, de façon nécessairement médiate, une réalité à laquelle en tant que spectateurs nous n’avons pas le plus souvent directement accès : quand, dans des films comme Riff-Raff (1991) ou Raining Stones (1993), le cinéaste britannique Ken Loach dénonce la politique thatchérienne à travers le portrait d’ouvriers sans emploi, réduits à la débrouillardise ou contraints au travail au noir, ces histoires individuelles ont évidemment une portée beaucoup plus large, mais seules des enquêtes extérieures peuvent nous faire mesurer l’importance des transformations provoquées par cette politique néo-libérale en Grande-Bretagne. Des informations complémentaires sont également nécessaires pour comprendre comment une telle politique, montrée par Ken Loach comme particulièrement injuste et cruelle, a pu néanmoins être acceptée par l’opinion publique britannique de l’époque.

La comparaison entre différents documents, entre différents «textes», constitue ainsi un outil d’analyse et de réflexion souvent pertinent, même si le choix des documents à comparer est certainement difficile à faire.

Le point de vue des spectateurs

Autre pôle essentiel de la communication, le spectateur, même si son rôle semble être celui d’un récepteur passif, soumis aux influences jugées parfois pernicieuses des «messages» qu’il reçoit, joue pourtant un rôle actif, réagissant avec ses propres valeurs, ses propres croyances et sa propre sensibilité au film qu’il voit. Deux axes de réflexion méritent à ce propos d’être mis en lumière.

Les spectateurs ont spontanément tendance à attribuer au film seul les qualités - ou les défauts - qui résultent en fait de leur interaction avec lui : un film sera par exemple qualifié d’ennuyeux alors que cette impression dépendra pour une part importante des attentes différentes des spectateurs, de leur sensibilité individuelle, de leur humeur du jour parfois… Il est donc important de leur faire prendre conscience des valeurs, croyances, certitudes, émotions, dont ils sont eux-mêmes porteurs et qui influencent leur perception du film, au point dans certains cas de fausser leur interprétation. Le cinéma peut ainsi jouer un rôle de médiateur pour favoriser une attitude réflexive et auto-réflexive chez les participants qui seront invités à expliciter ces croyances, valeurs et certitudes qui fondent leur propre jugement.

Dans une telle perspective, la confrontation des opinions doit également jouer un rôle essentiel. Plutôt que d’évoquer un spectateur abstrait, idéal, qui réagirait de manière uniforme sinon mécanique aux stimuli filmiques, il faut en effet envisager la diversité des spectateurs réels comme un facteur positif permettant aux uns et aux autres de prendre conscience de la multiplicité des opinions et indirectement du caractère relatif de leurs propres jugements et certitudes. Bien entendu, cela ne sera possible que si l’on favorise un climat de dialogue démocratique permettant la libre expression des opinions de chacun, l’enseignant et l’animateur devant d’ailleurs eux aussi éviter de prendre la position dogmatique du maître à penser.

Faits et valeurs

Une distinction importante doit être faite entre les jugements de fait et les jugements de valeur, distinction classique en sciences humaines même si elle a pu faire l’objet de certaines critiques et qu’elle doit être considérée avant tout comme un outil heuristique. Les jugements de fait portent sur l’existence, avérée ou non, de certaines choses ou événements, alors que les jugements de valeur, qui se réfèrent également à des choses ou des événements, comportent une dimension évaluative de nature morale, esthétique politique, appréciative, qui est, pour une part essentielle, subjective et donc variable selon les individus.

Cette distinction facile à comprendre peut cependant être complexe à mettre en œuvre dans le cas du cinéma qui est à la fois un objet (un film) et une représentation d’objets (des événements, des personnages, des décors…). Ainsi, l’on peut juger le comportement d’un personnage à l’écran détestable - ce qui est un jugement moral sur l’objet de la représentation - mais estimer que la mise en scène par le cinéaste est particulièrement réussie et juste - ce qui constitue un jugement esthétique sur la représentation elle-même.  

De façon analytique, il faut alors distinguer entre :

  • les jugements de fait et les jugements de valeurs que l’on porte sur l’objet de la représentation : ainsi, on pourra d’une part s’interroger sur les comportements et les motivations d’un personnage (ce qui sera un jugement de fait) et d’autre part juger ces comportements et motivations admirables ou au contraire moralement condamnables (ce qui sera un jugement de valeur) ;

  • les jugements de fait et les jugements de valeur portant sur la représentation elle-même : ainsi, tous les spectateurs pourront s’accorder, parfois après une seconde vision, sur le fait que le cinéaste privilégie un certain point de vue (par exemple, celui du personnage principal), mais porter une appréciation éthique ou esthétique différente sur ses choix de mise en scène.

Ces distinctions seront importantes à mettre en œuvre notamment lorsqu’un cinéaste choisit de représenter des comportements ou des individus moralement (ou politiquement, socialement, éthiquement…) condamnables : représenter le mal est-ce nécessairement promouvoir le mal ? La réponse bien sûr n’est pas simple et varie selon le film (ou le texte) en cause.  À l’inverse d’ailleurs, représenter une action que l’on estime moralement juste peut néanmoins être problématique : si nombre de films fantastiques ou de science-fiction mettent en scène des histoires de vengeance dans une monde où le règne de la loi est pratiquement inconnu, la transposition de ce type de comportements à la société contemporaine - transposition que seront tentés de faire certains spectateurs et qui sera souvent favorisée par le film lui-même, légitimant par toutes sortes de procédés l’acte de vengeance - est évidemment beaucoup plus contestable.  

Les distinctions proposées devraient permettre de distinguer différents niveaux d’analyse et permettre ainsi de clarifier la réflexion et les débats.

Faits et interprétation

Une autre distinction importante doit être posée entre les faits et leur interprétation. Ainsi, un historien établira par exemple la chronologie des événements qui ont conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale, puis essaiera d’expliquer quelles sont les différentes causes de cette Guerre, même si les deux moments sont très généralement confondus dans l’écriture d’un ouvrage historique : il raconte et il interprète en même temps. Mais ces moments sont d’un point de vue théorique très différents : les faits sont «objectivables», c’est-à-dire que tous les observateurs peuvent constater leur présence (par exemple, l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914) ; en revanche, les interprétations sont des conjectures non observables, qui consistent à relier les faits par des chaînes de causalité. Bien entendu, certaines de ces conjectures sont plus vraisemblables que d’autres, ou s’appuient sur un plus grand nombre de faits, mais elles restent toutes hypothétiques. La distinction entre faits et interprétation n’est pas nécessairement stable : certains faits que l’on croyait bien établis peuvent être mis en cause et faire l’objet d’une réinterprétation, comme en physique théorique où la théorie de la relativité a postulé, contre l’évidence partagée jusque-là, que le temps n’est pas une constante. Mais à chaque moment de la science et plus généralement de la connaissance humaine, certains faits ne sont pas contestés ni contestables6 , alors que leur interprétation reste largement ouverte.

La distinction est particulièrement pertinente dans le champ des sciences humaines (ou plus largement des «choses» humaines) où la plupart d’entre nous privilégions spontanément des explications simples et mono-causales : l’attentat de Sarajevo serait l’élément déclenchant de la Première Guerre mondiale… Or la recherche scientifique en ces domaines recourt plutôt à des analyses multifactorielles (même si certains facteurs ont plus de poids que d’autres), tout en soulignant souvent les phénomènes d’interdépendance entre les phénomènes (parlant de rétroaction ou de causalité «circulaire» ou «systémique») : plusieurs facteurs comme le nationalisme européen, le développement économique de l’Allemagne, l’instabilité dans les Balkans, les errements de la diplomatie secrète… sont très généralement cités pour expliquer le déclenchement du Premier Conflit mondial ; les alliances entre les différentes puissances européennes, interagissant dramatiquement l’une avec l’autre, provoqueront en outre leur entrée en guerre, chacune se sentant contrainte à une prise de décision rapide dans une situation qui soudain s’est accélérée. Bien entendu, les analyses historiques (ou plus largement scientifiques) ne sont pas non plus exemptes de polémiques, plus ou moins fondées, qui sont révélatrices du caractère nécessairement hypothétique de toute interprétation de faits par ailleurs établis.  En outre, loin d’être définitives, elles restent ouvertes à de nouvelles interprétations.

Cette distinction méthodologique devrait ainsi prévenir des explications simplistes mais spontanées de certains phénomènes (qu’ils soient de nature sociale, psychologique historique ou plus généralement humaine) par des «causes» uniques et simples comme la «folie», le «fanatisme», «l’appât du gain», la «culture» d’origine, l’appartenance ethnique ou religieuse, la «misère», le «désespoir», la «haine»… Comprendre un comportement, surtout individuel, implique très généralement la prise en compte de multiples facteurs et de tout un contexte dont l’interprétation est nécessairement hypothétique et dont l’explication restera toujours partielle.

On remarquera que cette distinction est également pertinente dans l’abord du cinéma. Tous les spectateurs d’un même film reconnaîtront facilement la présence de certains traits, éléments ou caractéristiques, comme par exemple le recours à des flash-backs, l’utilisation de certaines musiques, des positions singulières  de caméra ou des cadrages précis (même si cela peut nécessiter une deuxième vision du film), des dialogues, des gestes ou des attitudes plus ou moins mémorables.  Mais l’interprétation de ces différents éléments filmiques sera quant à elle beaucoup plus hasardeuse et variera certainement selon les individus.  Déterminer quelles étaient les intentions de l’auteur du film en opérant ces choix de mise en scène est, on l’a déjà signalé, nécessairement hypothétique, puisque le réalisateur ne manifeste évidemment pas explicitement ses intentions ; et, si certaines interprétations semblent parfois évidentes et couler du sens commun, beaucoup de films, et sans doute les meilleurs, laissent volontiers une part importante à l’ambivalence et à l’ambiguïté dans la représentation des événements, invitant ainsi les spectateurs à proposer leurs propres interprétations.

De l’analyse à l’éducation ?

Les outils suggérés ici paraîtront sans doute d’abord orientés vers l’analyse filmique et ne pas conduire nécessairement à une action proprement éducative dans le sens défini au départ. Mais l’action éducative, telle qu’on peut la concevoir en démocratie, ne passe pas par la propagande ni par l’imposition dogmatique de valeurs, mais par la discussion réfléchie et le dialogue argumenté.  Réflexion et argumentation ne sont cependant pas de pures compétences qui pourraient s’acquérir de façon abstraite, ni s’exercer dans le «vide» : elles doivent nécessairement porter sur des objets multiples et suffisamment complexes comme le sont très généralement les films documentaires ou de fiction.  L’analyse des différentes dimensions d’un film, de sa thématique, de sa représentation nécessairement partielle de la réalité, de son propos général et de la manière de l’illustrer, du point de vue de son auteur ou encore des réactions des différents personnages devrait certainement nourrir une véritable réflexion chez les spectateurs et leur permettre notamment de se déprendre de leurs certitudes immédiates en se confrontant soit à la complexité de l’objet filmique (et notamment au point de vue de l’auteur du film), soit aux opinions des autres spectateurs. Une telle analyse, respectueuse de son objet, est en tout cas nécessaire si l’on veut considérer le cinéma comme un véritable interlocuteur et non un simple prétexte pour parler d’autre chose…  

On reviendra donc pour terminer sur l’idée de considérer le cinéma comme un médiateur ou, plus exactement, comme un outil de médiation : médiation entre différents spectateurs, médiation entre un enseignant (ou un animateur) et un jeune public, médiation entre la «réalité» et la perception qu’en ont les différents individus. Personne sans doute ne peut prétendre détenir la «vérité» sur le monde, et la représentation filmique n’est pas nécessairement plus vraie ni plus juste (d’un point de vue politique ou moral) que d’autres opinions, que d’autres textes ou que d’autres représentations médiatiques (au sens le plus large du terme). Mais analyser un film, analyser la représentation qu’il donne du monde implique une mise à distance de cette représentation, mais également une mise à distance par rapport à ses propres émotions, à ses premières impressions, à ses propres certitudes.  Et la réflexion sur un film doit nous amener indirectement à interroger nos propres croyances, nos propres valeurs, notre propre représentation du monde.  En cela, on peut penser que comprendre un film est une première étape pour mieux comprendre le monde.
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1   Il ne faut pas oublier que l’éducateur est en position d’autorité, et l’humour apparemment le plus innocent peut être perçu comme moquerie et donc comme mépris. Un intervenant extérieur est moins exposé à ce risque, mais l’humour reste une « arme » délicate face à des personnes qu’on connaît peu ou mal. (« On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui » disait assez justement Pierre Desproges.)

2  Cet exemple de film (comme les autres éventuellement évoqués) est bien sûr analysé de façon sommaire et simplificatrice.

3  Jean-Michel Adam, Les textes types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue, Armand Colin,  coll. « Fac-Linguistique », 2005, 2e édition. D’autres typologies textuelles ont été proposées et peuvent évidemment être préférées à celles de Jean-Michel Adam. On propose de les utiliser ici non pas comme des concepts scientifiques mais comme des outils de réflexion et de discussion.

4  On trouvera des exemples développés de cette typologie textuelle appliquée au cinéma dans Michel Condé, Comprendre le sens d'un film, Liège, Les Grignoux, 1995.

5   Le problème de la confusion entre les éléments fictifs et ceux qui ont une valeur de vérité se pose de la même manière en littérature et au cinéma.

6  On peut bien entendu, par principe, tout mettre en doute, au risque cependant de verser dans un scepticisme ou un relativisme général : tout ne serait qu’opinion. Mais toute discussion raisonnable suppose un minimum de points d’accord, notamment sur des faits considérés comme établis (c’est ce que fait d’ailleurs Descartes en considérant que le « Je pense » est une évidence partagée par tous). On remarquera en outre que le relativisme absolu — aucune opinion n’est plus vraie qu’une autre, et il n’y a pas de vérité — revient à rendre impossible toute action d’éducation ou d’enseignement.