La parole à Jerry Jacques

Publié par: Aude Lavry - - Publication: 26/05/2021 - Mise à jour: 27/08/2021 - Vues:

Le CSEM a décidé de donner chaque mois la parole à un expert afin de se pencher sur une question d’actualité en lien avec l’éducation aux médias.

Ce mois-ci, la parole est à Jerry Jacques, chargé de recherche à l’UNamur (notamment sur le projet « Dans la peau d’un algorithme ») et chargé de cours à l’UCLouvain, qui nous parle de la façon dont l’éducation aux médias peut permettre à l’internaute de s’émanciper des algorithmes de recommandation. 

JJacques

 

Est-ce que nous sommes encore libres de nos   propres choix sur Internet ? Peut-on parler d’une forme de déterminisme ?

La question de la liberté est compliquée, peut-on sortir de tout déterminisme ? Je n’en ai pas l’impression…
L’enjeu est d’équilibrer la balance face à ces mécanismes complexes de profilage et de recommandation, qui sont le plus souvent motivés par une volonté des entreprises de gagner de l’argent.
L’objectif est d’essayer de faire prendre conscience à chaque individu des processus algorithmiques de recommandation qui sont à l’œuvre dans les plateformes digitales comme Facebook, Spotify ou Amazon. Leur faire comprendre que cela les concerne pour essayer de les aider à avoir une marge de manœuvre par rapport à ces recommandations et de ne pas toujours suivre ce qu’elles leur proposent. Pouvoir se dire, on va jouer avec ces algorithmes, on va essayer de les changer. C’est  également pouvoir les questionner sur un niveau plus politique, plus sociétal sur des questions prégnantes dans notre société, on peut penser aux fake news ou aux théories du complot,… Et puis aussi parfois, être conscient de ces mécanismes et accepter de les suivre parce qu’ils nous aident à naviguer sur le web.

 
Sommes-nous tous dès lors dans des bulles de filtres ?

Les algorithmes peuvent participer à ce genre de phénomène mais il faut apporter de la nuance, je pense que ces bulles ne sont pas totalement hétérogènes, nous sommes tous dans plusieurs bulles et avons la capacité de les ouvrir,… Les processus algorithmiques ont un rôle à jouer car ils vont produire les recommandations sur base des données dont ils disposent mais ce qui est important de rappeler, c’est que les algorithmes ne font rien sans les gens qui sont derrière et pour moi c’est là un des enjeux énormes! C’est de ne pas faire tenir ce mot « algorithme » comme une entité qui aurait une indépendance. Les algos sont toujours entre des humains qui les conçoivent et des humains qui les utilisent, et je pense que c’est le rôle de l’éducation aux médias de rappeler et de faire comprendre la réalité humaine de ces objets techniques complexes.

Les algorithmes sont très souvent connotés négativement, on les présente comme étant opaques et négatifs mais y a-t-il des éléments positifs aux algorithmes ?

C’est effectivement important de rappeler la plus-value et l’intérêt des algorithmes car il y a un sujet qui nous concerne tous, plateformes comme utilisateurs, c’est la gestion de la complexité.
Imaginez un Internet chaotique sans structure, ce serait extrêmement compliqué de faire sens de cet espace d’information et donc évidemment une des grandes plus-values des algorithmes c’est de créer de la structure, d’arriver à créer des chemins qui vont être pertinents pour les utilisateurs et qui vont faire sens. On peut penser aux découvertes musicales que l’on peut faire grâce aux recommandations, ou aux recherches élaborées que nous pouvons faire avec des moteurs de recherche. Les algorithmes de recommandation nous aident à naviguer de manière pertinente dans des espaces informationnels très complexes.
Mais il faut garder à l’esprit que les plateformes essaient de monétiser, d’attirer notre attention, de nous garder, de nous vendre de la publicité et de générer de l’argent au travers des algorithmes de recommandation, mais évidemment il n’y a pas que du négatif dans leur fonctionnement.

 
Comment peut-on mieux former ou éduquer les jeunes et moins jeunes à être plus conscients du fonctionnement des algorithmes ?

Un des enjeux est de ne pas abandonner la question aux techniciens, aux ingénieurs et aux plateformes. C’est un véritable enjeu démocratique.  C’est fondamental d’avoir une forme de compréhension plus intuitive du phénomène pour tout citoyen car nous vivons dans une société où ces plateformes ont un rôle important et aussi un rôle politique.
Déjà lorsque l’on parle « d’algorithme », c’est un mot compliqué, qui peut faire peur et qui peut sembler être réservé aux experts alors que ce n’est jamais qu’une sorte de recette de cuisine très élaborée, une suite d’instructions qui permet de résoudre un problème, et qui passe par des procédés mathématiques et informatiques très complexes… mais en disant ça, cela permet déjà de dégonfler un peu ce mot.
Pour l’éducation aux médias, l’objectif est de montrer que les algos participent à une forme de dialogue entre des humains, que cela leur permet d’échanger des informations. Du côté utilisateur, on peut montrer les effets que certaines logiques algorithmiques peuvent avoir sur les individus et plus globalement sur la société. Du côté des plateformes, on peut par exemple souligner le rôle éditorial des plateformes qui sélectionnent et organisent les contenus et aussi rappeler la question des intérêts économiques en jeu.

La difficulté, face à ces médias complexes, automatiques, numériques, c’est d’essayer d’en donner une compréhension intuitive, montrer qu’avec des choses très simples, des mathématiques que nous connaissons tous, on peut déjà créer un petit algorithme qui fonctionne et qui pose des questions par exemple sur les objectifs que l’on poursuit ou les données que l’on va utiliser.  Il faut se « salir les mains », ce qui permet de donner une prise, de commencer à en discuter. Et puis, ensuite ce qui est très important c’est sur base de cette compréhension, la capacité à imaginer des alternatives, c’est le cœur de la pensée critique. Imaginons un monde où il y a une part de hasard dans ce que l’on regarde, un monde où l’algorithme serait géré par un comité d’experts,…
Il faut faire un grand effort de pédagogie, de vulgarisation pour arriver à donner cette connaissance de base sur les enjeux techniques pour après leur permettre de les relier aux enjeux informationnels et sociaux. C’est ça la plus-value de l’éducation aux médias.