Novembre 2012

Publié par: Philippe Delmotte - - Publication: 18/09/2013 - Mise à jour: 18/09/2013 - Vues:

Les nombres : de la presse à la classe

Les trois centres de ressources en éducation aux médias – le Centre d’Autoformation et de Formation continuée (CAF), le Centre Audiovisuel de Liège (CAVL) et Média-Animation - en collaboration avec le Conseil Supérieur de l’Education aux Médias (CSEM), les Journaux Francophones de Belgique (JFB) et l’Association des Journalistes Professionnels (AJP) ont invité les professeurs actifs dans l’opération « Ouvrir mon quotidien » le vendredi 9 novembre dans les locaux du CAF à Tihange.

Le thème abordé était « Les nombres : de la presse à la classe » - Comprendre, interpréter et exploiter les sondages, statistiques et infographies des médias.


Intervenants

  • Chantal Eloin - professeur de sciences économiques et sociales Conseillère pédagogique

Importance du traitement des données chiffrées dans les cours de Sciences économiques, sociales et humaines

  • François Heinderyckx – sociologue des médias

Le mauvais usage des nombres dans la presse en ligne

  • Paul Piret – journaliste politique

Nébulosité des baromètres

  • Robert Dion - Conseiller pédagogique

Le site du CeDES

  • Christian Van Hoost – professeur de mathématiques et conseiller pédagogique

L’usage du journal pour des mathématiques citoyennes 

  • Pierre Saysouk – infographiste

Mettre les nombres en images


Les nombres, de la presse à la classe

 

Comment comprendre un sondage ? Quelle fiabilité lui accorder ? Comment interpréter des statistiques ? Quelles sont les infographies les plus adéquates pour aider le lecteur dans sa compréhension ? Quelle exploitation pédagogique réserver aux nombres dans des cours de sciences économiques ou sociales ?

Et surtout, comment aider ses élèves à passer d’une abstraction chiffrée à ses concrétisations pratiques, traduites en problématiques sociétales et en situations humaines ? … Soit quelques unes des questions qui ont été posées lors de cette journée des profs relais organisée au CAF de Tihange ce 9 novembre 2012.

Une journée pour faire quoi?

Michel Berhin, chargé de mission Média-AnimationLa tradition s’installe, à la plus grande satisfaction de chacun des partenaires, une journée annuelle est organisée avec nos correspondants de l’opération OMQ dans les écoles des trois réseaux. Les thèmes traités précédemment concernaient la déontologie, la photo de presse ou encore comment concilier la liberté d’informer et le respect de la vie privée, c’est-à-dire des thèmes qui peuvent être ré-investis par l’enseignant dans le cadre de l’apprentissage par nos élèves d’une lecture critique de la presse quotidienne.

Le principe de base de ces journées consiste à croiser les regards et à mettre ainsi l’objet d’étude en perspective pour en saisir le maximum de facettes et pour imaginer les stratégies pédagogiques à déployer dans la classe pour imposer cet objet à l’attention et à la compréhension des jeunes, afin que la presse d’info ne soit pas exclusivement audiovisuelle ou numérique, mais que le journal papier (ou son alter ego on line) trouve une place privilégiée dans les recherches documentaires et dans la construction du monde.

Ces journées – comme l’opération OMQ – sont le fait des trois centres de ressources en éducation aux médias, du CSEM, des journaux Francophones Belges (JFB) et de l’Association des Journalistes Professionnels (AJP).

Des intervenants de qualité

Pour cette journée consacrée à l’exploitation dans les classes des nombres relayés par la presse d’information, ce fut également le principe des regards croisés qui fut de mise. Qu’on en juge plutôt : un professeur de l’ULB, sociologue des médias, un journaliste spécialisé dans les baromètres politiques, deux conseillers pédagogiques, un responsable de centre de documentation et un infographiste pour la mise des nombres en image. Un panel diversifié, de qualité et toujours soucieux de rigueur, mais aussi de vulgarisation et de didactique.

Chantal Eloin, conseillère pédagogique en sciences économiques et sociales.

L’ouverture de la journée est assurée par Chantal Eloin qui est conseillère pédagogique en sciences économiques et sociales. D’emblée, elle attire l’attention sur l’importance des données chiffrées, dans la classe et dans les médias. Ces données s’imposent à l’esprit dès l’instant où l’on veut sortir des préjugés et se livrer à autre chose qu’à de simples conversations du Café du Commerce. Or, si l’on prétend s’informer et informer sur la pauvreté, le chômage, les salaires, les allocations ou l’augmentation des coûts de l’énergie, si l’on veut mieux comprendre les dépenses d’un ménage ou les enjeux d’une décision politique, il est essentiel de recourir aux chiffres, qu’il faut dès lors pouvoir comprendre et interpréter. Où trouver ces chiffres ? Il y a évidemment des centres de documentation – on en parlera – mais il y a surtout les médias. Il faut évidemment les analyser en les saisissant à partir du regard du journaliste. Il faut aussi pouvoir croiser les données, comparer les points de vue. Le saut de l’index… quel est exactement le problème, les enjeux, les avantages et désavantages pour la productivité, pour les travailleurs ? En d’autres termes, il faut arriver à une synthèse fiable. Et puis… Il faudra enseigner aux élèves à chercher eux-mêmes dans les journaux et à tirer les conclusions qui s’imposent. Pas facile. Il faut diversifier sa méthodologie, pour cela, il importe aussi d’avoir les moyens techniques pour le faire, pour avoir accès avec tous ses élèves à la presse en ligne, à des kiosques en ligne.

L’intervention est claire, elle est bien ancrée dans les aléas de la classe ; elle a surtout le mérite de bien baliser les étapes principales et les passages obligés qui sont au menu de notre journée.

François Heinderyckx, professeur de sociologie des médias à l’ULB

Vient ensuite François Heinderyckx, professeur de sociologie des médias à l’ULB, et en connexion étroite donc avec la formation des journalistes. Il va s’attacher à illustrer la confusion statistique qui règne dans les médias, en multipliant les exemples et les analyses de dysfonctionnement. Ceux-ci s’inscrivent entre deux pôles : vulgarisation et scientificité. Mais rappelons d’abord, et ce n’est pas innocent, qu’un journaliste dans le cas présent doit être capable d’équilibre entre l’homme de lettres, le narrateur, qu’il doit être et l’homme de chiffres, qui s’impose ici à notre attention. Mais d’abord un mot du contexte… Les indications chiffrées sont omniprésentes, elles sont incontournables dans notre société, donc dans nos médias. Mais elles sont trop souvent mal comprises, mal présentées et donc mal interprétées. Il faudrait, en somme, que les journalistes et leur public soient mieux armés pour exploiter les chiffres qu’on leur donne.

Les exemples proposés viennent étayer ce constat. On pourrait évoquer d’abord le revenu moyen par habitant, un concept cher aux médias et à leurs statistiques. Lorsqu’on l’aborde, il y a des paramètres qu’il faudrait absolument respecter : moyenne, médiane, écart-type, variance. Mais on retrouve semblable ambiguïté dans une notion comme les « normales saisonnières ». Ce concept de normale mériterait d’être relativisé, car on est toujours soit en-dessous, soit au-dessus. De même l’indicateur conjoncturel qui s’attache à dénombrer des faillites… Il n’est pas possible d’interpréter de tels chiffres, si on ne parle pas en même temps des créations d’entreprises. Ajoutons à ceci des confusions, dans les unités évoquées, confusions aussi entre corrélation et causalité. Pour pouvoir parler valablement de causalité, il faudrait pouvoir prendre en compte tous les paramètres. Or cette confusion apparaît dans une série de débats, aussi bien celui sur la libération anticipée que celui sur les effets de longues heures passées devant la TV sur la délinquance… On s’aperçoit tout de suite que nombreux sont les paramètres qui interviennent et que c’est à une prise en compte systémique qu’il faudrait pouvoir se livrer. Les sondages d’opinions sont également abordés par l’orateur, qui rappelle immédiatement que faire un sondage de qualité coûte cher. Certains médias publient néanmoins à intervalles réguliers des baromètres politiques, dont il importe de souligner la marge d’erreur et surtout d’aider les lecteurs à les comprendre et les interpréter. Cette marge d’erreur devrait toujours figurer dans la fiche technique du sondage, mais au-delà de cet élément, s’il y a précision – ou illusion de précision – dans les données, il y a souvent confusion dans leur présentation et imprécision dans l’infographie. Les représentations sont donc erronées, ce qui doit être considéré comme une véritable faute professionnelle, mais l’infographiste n’est pas toujours le seul responsable, il travaille souvent en tandem avec le journaliste qui a recueilli les données.

Enfin, Heinderyckx aborde la question des probabilités. Dans beaucoup de cas, l’approche quantitative est faussement simple, mais la difficulté réside dans la précision des indicateurs utilisés et la manière de les représenter. Les intentions de vote, les palmarès de popularité, les classements d’hôpitaux ou d’universités, appartiennent à ce domaine où triomphe l’ambiguïté. En fait, on mesure une chose et on la présente souvent comme une autre. On peut trouver ces palmarès absurdes, mais chacun s’empresse de voir où il y est situé, sachant aussi qu’on vit dans une société où on veut comparer et les médias s’y laissent prendre, poussés dans le dos par le monde des lobbies. Il faut rappeler que l’on vit dans un climat de fétichisme mathématique et que c’est lui qui va éventuellement aider à charpenter une argumentation… Et François de conclure son exposé en soulignant toute l’importance d’un travail d’éveil à effectuer et d’une information à diffuser, non seulement à l’école mais aussi dans les médias eux-mêmes.

Paul Piret, journaliste à La Libre Belgique

C’est Paul Piret, journaliste à La Libre Belgique, qui prend la relève. Il est juriste de formation et sort de l’école de journalisme de Lille. Il est surtout analyste des baromètres politiques. Son constat : il ne faut pas s’étonner que presse et nombres ne fassent pas bon ménage. Il y a à ceci de multiples raisons. Les journalistes sont d’abord des hommes de plume… maîtriser les chiffres implique déjà une certaine spécialisation, qui n’est pas toujours compatible avec la polyvalence qu’on attend d’eux. Les journalistes sont de plus en plus les « couteaux suisses » de notre temps. Par ailleurs, les chiffres eux-mêmes renvoient à une discipline, à une méthode de récolte, que l’on ne peut improviser au pied levé ! Les maths sont par définition synonymes de rigueur, mais celle-ci entre souvent en concurrence avec une spectacularisation des faits. Nous vivons dans une société de quantification, avec une culture de type « test achats ». Ceci n’équivaut pas à du catastrophisme pour autant, mais il est exact qu’on préfèrera plutôt parler de faillites que de création d’emplois…

Piret en revient ensuite aux sondages, qu’il ne faut évidemment pas mettre « dans le même panier » que des coups de sonde ponctuels. Notons d’abord que l’importance des nombres va croissant et que les sondages accompagnent cette croissance. En plus, ils représentent une incontestable propension au marketing et, en même temps, une manière facile d’alimenter un débat. Ceci dit, les sondages politiques, les baromètres, font beaucoup parler d’eux. Le baromètre de la « L.B. » fut créé en 1984, dans une optique trimestrielle d’abord. Avec leurs intentions de vote selon les régions, leurs indices de confiance, ils deviennent un fait d’actualité comme les élections elles-mêmes. Mais il importe immédiatement de noter qu’il y a toujours un grand décalage entre ce qu’est un sondage – si relatif soit-il – et l’impact démesuré qu’il peut prendre en politique et dans les colonnes du journal qui en donne connaissance, alors que les hommes politiques et les médias ne sont pas dupes de son caractère relatif et de ses limites. Ceci, au fond, revient un peu à « boulevardiser » la vie politique. Par contre, il serait beaucoup plus intéressant de donner des perspectives à plus long terme. Et Paul Piret de conclure lui aussi son exposé en soulignant l’impérieuse nécessité de faire davantage de didactique à l’égard du lecteur.

Robert Jorion, associé au centre de documentation CeDES

Et c’est un peu de cela que Robert Jorion, associé au centre de documentation CeDES, nous parle. Le CeDES est un site qui se présente comme un outil pédagogique pour les cours de sciences économiques et sociales. Il entend se mettre à la disposition des enseignants en les aidant dans leurs recherches documentaires et en visant à optimiser ces recherches sur la base d’un classement (politique, économique, gestion d’entreprise, droit, etc.) et d’une vingtaine de dossiers portant sur des notions clés comme l’inflation, le pouvoir d’achat, etc. A première vue, un outil de qualité, collaboratif, soucieux de pistes méthodologiques avec une volonté de visée évolutive. Un travail en profondeur, utilisant et mettant en perspective des textes médiatiques ou des rapports de formation provenant d’institutions financières comme la BNB.

L’après-midi va faire place à deux interventions très complémentaires et adoptant le point de vue des « regards croisés » évoqués plus haut. Un conseiller pédagogique en mathématiques et un infographiste, soit deux sensibilités très différentes, mais un égal souci de donner du sens à leur démarche respective…

Christian Van Hoost – professeur de mathématiques et conseiller pédagogique

Christian Van Hoost est ce mathématicien préoccupé par l’usage que font ses collègues du journal dans leurs cours. Il entend surtout privilégier trois axes : les mathématiques au service du citoyen, les mathématiques au service des sciences, les mathématiques pour avancer en math. En termes de citoyenneté d’abord, les maths lui apparaissent bien comme un passage obligé, car savoir calculer est essentiel, tout comme comprendre une formule pour l’utiliser, ou calculer une longueur, une aire, un volume, ou encore être capable de représenter par une figure un objet à construire, pouvoir décrire un objet de l’espace à partir de représentations planes. Ces capacités nous conduisent à la compréhension d’information à caractère statistique ou reposant sur un modèle de probabilité. Ainsi, la presse peut certainement contribuer à donner du sens au cours de math. Car les médias regorgent d’informations chiffrées, qu’il s’agisse de statistiques et de leur lot de représentations graphiques, de résultats sportifs, de cours de bourse, de résultats de tirage du Lotto ou de prévisions météo, … Autant de pistes pour donner du sens au cours de math, sachant que faire des calculs sur des données réelles accroche plus. Il faut aussi savoir faire des moyennes pondérées (un concept rarement appliqué). Et ceci est important aussi bien pour le revenu des ménages que pour le calcul de l’indice de masse corporelle… Des implications qui réclament d’être capable de lier des notions telles que formules graphiques ou tableau de données. Et notre mathématicien conclut en citant Mark Twain : « Les faits sont têtus et il est plus facile de s’arranger avec les statistiques »…

Pierre Saysouk, infographiste au « Vif » et à « Trends »

Et ceci est bien le travail de Pierre Saysouk, infographiste au « Vif » et à « Trends ». Un homme de « camemberts et de bâtonnets »… L’essentiel pour lui, c’est que ce soit compréhensible et attractif, deux concepts à mettre en relation avec la rigueur scientifique. La forme ne peut en aucun cas prendre le pas sur le contenu qu’elle entend traduire, mais il faut donner envie de lire. Saysouk, pour la circonstance, est ici interviewé par Jean-François Dumont, secrétaire de l’AJP, qui n’hésite pas à le mettre en face d’un certain nombre de dilemmes et de choix : rigueur certes, mais aussi didactique, voire esthétique … C’est à une véritable gymnastique que doit se livrer l’infographiste pour ne pas trahir le propos du journaliste, pour traduire ce propos avec fidélité, mais aussi pour attirer l’attention, faciliter l’accès aux données par une scénarisation visuelle, qui ne peut négliger une hiérarchisation de l’info, donc aussi une recherche d’effets en fonction d’impératifs journalistiques. Sans oublier qu’il y a aussi des modes en la matière et qu’il faut pouvoir surprendre par le trait, par la couleur, tout en respectant les codes artistiques du magazine. La couleur a ses fonctions, ses rôles, … elle peut aussi faire référence à tel parti politique… Vous avez dit « gymnastique » ! Evidemment un infographiste peut toujours se faire recadrer par le journaliste, l’équipe rédactionnelle, le rédac’chef, … Notre intervenant est bien conscient des choix à assumer, de son rôle-clé dans la transmission de l’info, mail il admet aussi avec humilité qu’il n’est qu’un maillon de la chaîne et qu’il faut toujours tout relativiser, quelle que soit l’importance de l’ « emballage » …

Conclusion

Une journée particulièrement enrichissante et nuancée dans son propos, une journée où chaque intervenant a cherché le sens qu’il y avait au-delà de la représentation, au-delà des nombres. Bravo à l’équipe et merci au CAF d’avoir œuvré à la réussite matérielle de l’initiative.

 Texte de Michel Clarembeaux (directeur du CAV-Liège)